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Se souvenir de Guy Môquet... Mais sans Sarkozy

Par Thierry Desanti

paru le lundi 15 octobre 2007

Les flics français qui ont la garde du camp de Châteaubriant les ont conduits à deux kilomètres, à la Sablière, pour les livrer au peloton nazi. Ils sont instituteurs, enseignants, métallo, médecins, imprimeur, peintre, chaudronnier… Comme Guy Môquet et comme les 25 autres, Jean-Pierre Timbaud, « Tintin », est du dernier voyage. Tout à l’heure, en voyant entrer dans la baraque le flic Touya, il lui a dit : « Je ne suis qu’un ouvrier, mais je ne voudrais pas souiller ma cote comme tu souilles ton uniforme. » Les 27 qui vont être fusillés sont communistes : Charles Michels, député de la 3e circonscription de la Seine, Jean Poulmarc’h, Maurice Gardel, maire de Gennevilliers, Jean Graxdel, conseiller général de la Seine, Maurice Tenine et Timbaud et Môquet. Membres de la CGT aussi : le secrétaire général de la Fédération des papiers et cartons, ceux de la Fédération des produits chimiques, et de la Fédération des textiles tomberont ce 22 octobre. Et puis il y a Pierre Guégen, le maire de Concarneau et son premier adjoint Marc Bourhis. Ecœurés par le Pacte germano-soviétique et la politique de Staline, ils ont quitté le PC pour rejoindre le mouvement trotskiste. Syndicalistes, communistes, trotskistes : depuis le 26 septembre 1939 et la dissolution du PC, la police française n’arrête pas au hasard. C’est tout le mouvement ouvrier qui est frappé.

Les 27 vont être fusillés en trois vagues. A 15H50 tombent Charles Michels et Jean-Pierre Timbaud. Dans sa dernière lettre, « Tintin » écrivait : « Vive le prolétariat international ». Il vient de mourir en criant : « Vive le Parti communiste allemand. »

16H00. C’est au tour de Guy Môquet. Quand ses camarades ont su qu’il était désigné pour le peloton, ils n’ont pu accepter. Certains étaient prêts à prendre sa place. Maurice Tenine lui a dit : « On va intervenir en ta faveur. » « Non, a répondu Guy, je suis communiste comme toi ».
16H00. Guy s’est évanoui. Qu’importe, les nazis le collent au poteau et tirent.

Septembre 2007. Au stade de France les joueurs de l’équipe de France de rugby viennent d’entendre la dernière lettre de Guy Môquet. Veut-on leur faire comprendre qu’ils représenteraient la France Résistante contre une équipe d’Argentine assimilée au nazisme ? Grotesque !

Veut-on leur signifier que, dans ce match, il y va de la vie et de la mort ? Que le risque qu’ils prennent de perdre ou de gagner est assimilable au risque que prenait Guy Môquet, en défendant ses convictions, de tomber sous les balles nazies ? Ecœurant !

Pourtant, je soupçonne une vérité plus simple : celle que Bernard Laporte n’est même pas capable d’une aussi malsaine subtilité.
Car, vidée de tout contexte, déshistoricisée, la lettre de Guy Môquet peut, comme le souligne l’historienne Laurence De Cocq-Pierrepont, se réduire « à une accumulation de qualités morales aux échos douteux : « Qu’il étudie bien [Guy Môquet parle de son petit frère] pour être un homme » ; « Petit papa, j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée » ; « Ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose (…) Vive la France »… Le travail, la famille, la patrie… triste résurgence d’une sombre trilogie. »

Effectivement, si l’on ne rapporte pas la lettre à ce qui la surplombe socialement et politiquement, elle ne peut qu’être l’objet de toutes les manipulations.

« Vive la France », oui, on était un peu patriotard dans le PC de Maurice Thorez, mais cela n’a pas empêché Timbaud de crier un dernier message internationaliste ou le jeune philosophe communiste Valentin Feldman de dire aux nazis qui le fusillaient : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ».

Quant à suivre la voie du père, c’était bien celle de l’engagement politique : « Je prends sa place, » dira Guy après l’arrestation de son père, Prosper Môquet, député communiste de la Seine.

Manipuler, réduire l’engagement d’une vie au pathétique des derniers mots tracés avant la mort, c’est bien ce que Sarkozy à toujours annoncé avec le cynisme franc qui le caractérise : « Si j’ai voulu que fût lue la lettre si émouvante que Guy Môquet écrivit à ses parents à la veille d’être fusillé, c’est parce que je crois qu’il est essentiel d’expliquer à nos enfants ce qu’est un jeune Français (…) soyez fiers de la France au nom de laquelle ils sont morts » (Discours du bois de Boulogne, 16 mai 2007). Guy Môquet, un jeune Français. Mais le militant engagé aux Jeunesses communistes à 14 ans ? Inexistant, raturé, biffé.

Mort pour la France ? Pour laquelle ? Celle de Daladier qui met fin aux 40 heures et parque les réfugiés espagnols dans des camps ? Celle des flics qui l’arrêtent au métro Gare de l’Est le 13 octobre 1940 pour distribution de tracts communistes, puis le frappent et le battent pour qu’il livre des noms ? Celle des juges qui n’exécutent pas sa remise en liberté provisoire décidée le 23 janvier 1941 ? Celle du gouvernement républicain qui, avant l’invasion allemande, arrête son père ?

« Je veux dire que cette lettre de Guy Môquet, elle devrait être lue à tous les lycéens de France non comme la lettre d’un jeune communiste mais comme celle d’un jeune Français faisant à la France et à la liberté l’offrande de sa vie » (discours du 18 mars 2007 au Zénith). Oui, il faut faire oublier que Guy Môquet était communiste. Mais alors, Michels, c’est qui ? Et « Tintin », c’est le pote à Milou ? Et Roger (Sémat), il était pas membre des Jeunesses communistes ? Et Rino (Scolari), c’était pas un des responsables des JC de la Région parisienne ? « Je suis communiste comme toi, » disait, au seuil de la mort, Guy Môquet à Tenine. Cette parole est, pour Sarkozy, insupportable.

Et s’il vous vient le mauvais esprit de chercher dans le texte adressé par Darcos aux recteurs le 2 août quels étaient les choix politiques qui firent agir Guy Môquet, vous n’en trouveraient aucune trace.

De cela, les Romains étaient un peu spécialistes : il ne suffisait pas, sous l’Empire, que le nouvel empereur ait assassiné le précédent, il fallait aussi briser ses statues et marteler les inscriptions qui l’évoquaient : assassiner son souvenir même. Damnatio mémoriae.

Et l’on devrait, le 22 octobre, avec Sarkozy, dans tous les lycées, commémorer Guy Môquet ? Co-mémorer, et alors se souvenir ensemble ? Ben non, désolé, c’est hors de question : on ne se souvient pas de la même chose. Ce que Sarkozy veut vendre, ce n’est pas Guy Môquet, c’est un ectoplasme amputé de son identité la plus profonde. Et en cela Sarkozy fait plus que salir la mémoire de Guy Môquet, il le fait disparaître une seconde fois.

Sarkozy, dans son discours au Zénith, s’interroge en se demandant pourquoi il n’aurait pas le droit de citer Guy Môquet. On a envie de lui répondre : « Mais parce qu’il aurait été le premier à lutter contre ta politique ! »

Guy Môquet combattait pour les mêmes valeurs que Missak Manouchian ou Marcel Rayman, ces sans-papiers d’alors. Et il faudrait évoquer sa mémoire aux cotés d’un président et d’un gouvernement qui expulse à tour de bras les sans-papiers et leurs gosses, pousse les IA, comme dans le Haut-Rhin, à les recenser dans les Ecoles ? Commémorer avec ceux qui mettent en place les tests ADN pour le regroupement familial ? Avec ceux qui détruisent la Sécurité sociale et le système de retraite construit par le Comité National de la Résistance ? Avec ceux qui veulent « réglementer » le droit de grève alors que mineurs, métallos et cheminots ont payé de leur vie sa défense durant l’Occupation ? Avec Celui qui, dans son allocution de Dakar, le 26 juillet 2007, ose dire : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles » ?

Non, décidément, le 22 octobre, nous n’en serons pas. Nous expliquerons pourquoi, aux lycéens, aux parents d’élèves, à notre hiérarchie. C’est en combattant la politique de Sarkozy que nous restons fidèles aux valeurs portées par Guy Môquet et ses compagnons.

Thierry Desanti [1]


Notes

[1Thierry Desanti est professeur d’histoire-géographie au collège de Sombernon.